A Yemma
Faire son deuil. Une expression tellement galvaudée qu’elle en est vidée de sa substance. Il y a des deuils impossibles à faire. Il faut les vivre et les vivre jusqu’à l’extrême limite du vivable. Le temps n’adoucit rien. Et si chaque jour qui passe m’a donné (et me donne encore) à vivre des petites joies ou des grands bonheurs, le vide et l’absence de quelques êtres me pèsent terriblement. Ils alourdissent mes pas et vont jusqu’à ronger petit à petit, insidieusement, sans bruit, mes rires et le fil ténu qui me relie encore à cette vie. A la mort de ma mère, j’ai coché les cases du processus l’une après l’autre. Un bout de cabanon qui me résistait depuis longtemps, n’a rien pu faire contre les coups de masses que je lui ai asséné, sans qu’aucune des briques qui tombait n’apaise ma colère. Une colère qui couvait depuis la mort de mon fils et qui a rejailli comme une coulée de lave, détruisant tout sur son passage. Elle aurait eu 90 ans hier. Elle est décédée le 31 août 1998 (oui, comme ...) Aujourd’hui comme hier, elle est toujours là. Je m’accroche à la vision de ces êtres que j’ai tant aimés et qui sont désormais "là-haut", qui rient ensemble autour d’une table et surtout qui nous protègent. A Yemma, à ma mère, à cette grande dame qui vivra tant qu’il y aura quelqu’un pour se souvenir d’elle.
Yemma, si belle, si grande, si dure parfois, mais toujours si extra ordinaire. Ta vie a basculé un beau soir de mai. Le souffle t’a manqué et la vie que tu portais en toi t’a mangé un petit bout de cœur. Femme Courage, tu as souffert en riant comme pour nous laver de nos souillures. Petite fille au manteau rouge, tu as couru pour retenir la vie qui s’échappait lentement de toi. Femme Chêne, tu as accepté l’inacceptable, rien renié, toujours combattu la bêtise, consolé nos douleurs. Femme Debout à qui je ne veux pas ressembler alors que je suis tellement toi. Tu es papillon sur mon épaule, rayon pour éclairer mon chemin, chaleur quand le froid me glace et quand les Lunatics m’envahissent, je t’appelle et te supplie de mes cris silencieux, d’apaiser la colère qui me réduit à néant.
Yemma, en changeant ton cœur, ils ont joué avec ta vie au nom de leur science. Ils ont écrit leur vie de mandarin à l’encre de ta souffrance et lorsqu’une étincelle a éclaté dans ta tête, douze fois ils t’ont interdit de trouver la paix à laquelle tu aspirais.… Ils nous ont tout volé de toi jusqu’à ce que mort s’en suive, jusqu’à notre visage que tu ne reconnaissais plus.
Yemma … seule, j’ai récité pour toi le Shema, déchiré mon châle et refermé sur ton visage apaisé un morceau de bois. A la face des proches inconnus, j’ai jeté leurs fleurs prétentieuses que tu détestais et refermé tes doigts sur un brin de bruyère. A leurs chants bruyants, j’ai opposé mon silence assourdissant. Contre leurs larmes de cinéma, j’ai dressé mes yeux secs et mon âme crucifiée. Sur le marbre, j’ai balayé leurs regrets éternels et posé un caillou poli par la mer.
Yemma … Comme amputée d’un membre dont je souffre toujours, tu es ma plus douce blessure. Depuis ton départ, j’erre dans les steppes de mon inconscient pour te retrouver, à jamais orpheline de tout ce que nous n’avons pas pu vivre ensemble. As-tu rejoint ce pays de miel et de lait dont tu me parlais ? Berces-tu mon petit garçon sur ton cœur, assise à l’ombre d’un sycomore ? Me pardonneras-tu de ne pas t’avoir assez dit combien je t’Aime ?
Yemma …