Ecrire ou mourir

Le temps d'une éternité

L’avion s’est posé sur la piste brûlante. Par le hublot, j’ai retrouvé les Mamelles encore tâchées de vert, rares vestiges des pluies d’hivernage. Un taxi-brousse m’attend et Lamine qui le conduit me sourit en me regardant passer la douane. On se connaît depuis si longtemps lui et moi. On a tellement partagé de pistes, de brousse, de rires et aussi de pleurs. Je pars directement au village. Dans sa grande maison des Almadies, ma sœur comprendra que je ne vienne pas à elle tout de suite. Elle sait pourquoi je suis venue, ce que je fuis et dont j’ai besoin pour me retrouver.

Des heures durant, la vieille 504 break avale le bitume, puis la piste, la tôle ondulée qui nous broie les reins et les essieux et au travers des petites vagues de chaleur qui se forment dans l’air du midi, je distingue les premiers toits des cases. Les baobabs ont gardé quelques feuilles et leurs fruits promettent des délices aux singes. Je suis chez moi ... enfin ! Le Chef du village s’avance. Il doit être le premier à saluer sa cinquième épouse. Derrière les longues salutations, il y a l’émotion, la joie et tous ces mots qui ne se prononcent pas. Il y a tant de dignité dans ce corps sans âge, vieillit prématurément par les épreuves et la dureté de la vie. Il y a le respect, de lui, de ce qu’il représente, dernier survivant d’une époque bientôt révolue, des valeurs qu’il s’entête à professer doucement, dans la bonté. Et le respect de ce que je suis, de ce que j’ai vécu et appris à leurs côtés.

Sa Première Epouse, elle, pleure. Elle a le droit que l’on donne aux femmes de montrer leurs émotions. Je retrouve ma compagne de case et de la serrer dans mes bras me redonne déjà des forces. Lamine a déchargé la voiture. Les sacs de riz, le mouton, les poulets, les yards de tissus, mon vieux sac à dos et les cartons que les douaniers de l’aéroport ont laissé passer en échange de quelques billets. C’est si peu ces quelques vieux livres d’école, les piles de tee-shirts pour la plupart publicitaires, les crayons de couleur, les cahiers. Le champagne et les fleurs ne s’offrent pas ici. L’eau est déjà si rare. Mais il a bien « pleuvu » cette année me dit-on et le puits est plein. Suffisamment en tout cas pour que poussent quelques pieds de tomates, d’oignons, de mil ou d’arachides.

Le soleil commence à descendre et les enfants rentrent de cette école qui fut la mienne dans une autre vie. Une école où il fallait enseigner à plus de 80 enfants les rudiments de français alors que chez eux, ils ne parlaient que le woloff. Malins comme les singes de la savane, ils ont déjà flairé le soir de fête et l’odeur du poulet grillé. Mes mômes ! Ils me mangent de leurs mains, de leurs baisers, de leurs histoires. Je dois absolument regarder les cahiers remplis de pleins et de déliés, les dessins naïfs que je vais garder comme des trésors plus inestimables que des toiles de maître. Je me nourris d’eux, de leurs jeux avec mes cheveux, ces cheveux qui les attirent comme des aimants, parce qu’un vieux a dit que j’y avais capturé le soleil.

Dans la nuit qui a recouvert la brousse, pas de silence. Rien n’est jamais silencieux en Afrique, même pas l’air. Le repas est terminé, j’écoute les histoires, les palabres interminables au pied du baobab. Les enfants se sont endormis ... enfin, les plus petits. Celle que je berce n’a pas plus de quelques semaines. C’est la dernière-née. Dans la chaleur que son petit corps transmet au mien, au cœur de cette famille que je me suis choisis, dans l’amour que cette terre me rend, je peux alors autoriser mes pensées à bercer un autre enfant. Sans en souffrir. Enfin ... moins ...

Je suis redevenue femelle sauvage, femme-baobab que rien ne fera tomber, ni la sécheresse, ni l’Harmattan, ni les coups des hommes. Mes racines descendent loin et en mon sein, on y trouve à nouveau la paix ... Il me faudra retourner à ma vie d’ailleurs mais j’ai le temps. J’ai l’éternité de 3 jours devant moi.