Ecrire ou mourir

Remembrance

Ce soir, des mots se pressent sous mes doigts. Ce soir, des images s’allument dans mes yeux. Des moments d’avant, des instants d’ailleurs, ceux qui illuminent et ceux qui irradient. Dans le calme de la nuit tombante, ils viennent se rouler en boule au pied de mes pensées ou planter leur poignard dans mes entrailles. Alors que Gilmour chante son île, je glisse sur les cordes de sa guitare. Est-ce moi qui n’ait pas grandi ou lui qui ne vieillit pas ? …

He’s sending stones skimming and flying 
  Circles spinning out his time 
  Though the earth is dying his head is in the stars 
  Chances are this spark’s a lifetime 

J’ai 20 ans et je flotte dans les mers acides des paradis artificiels. Si peu de chemin parcouru et déjà si vieille. Je flirte avec l’au-delà. Pas de lumière blanche, pas d’illumination. Juste la prescience d’une autre dimension à portée de mes mains qui ne savent plus rien saisir. Je connais la mort, je l’ai tutoyée aujourd’hui et je la narguerai encore demain. Des cendres répandues. Pas de larme. Pas de geste. J’ai appris le silence en même temps que l’absence. J’ai rendu mon fils au vent des dunes. Dans mon ventre, une déchirure et un cri lancinant me remplit de souffre.

Out of touch he’ll live in wonder 
  Won’t lose sleep he’ll just pretend 
  In his world he won’t go under 
  Turns without him until the end

J’ai 30 ans. Le Christ est crucifié mais je ris. Dans mes bras, la vie s’est lovée à nouveau. Je danse sur les nuages et il m’arrive de toucher le paradis quand ses yeux se posent sur moi. Je cicatrise lentement sous ses doigts. Je peaufine doucement mes premières partitions et mes mots se font moins lourds. Mon bébé-étoile me récite les tables de multiplication, balbutie La Fontaine et son rire m’éclabousse d’eau fraîche. Dans mon ventre, toujours une déchirure mais au cri s’est substitué le babil des jours heureux.

Rivers run dry but there’s no line on his brow 
  Says he doesn’t care who’s saved 
  It’s just the dice you roll, the here and now 
  And he’s not guilty or afraid 

J’ai 40 ans. L’avion s’est crashé en bout de piste et mes mains sont vides. Une maison dont je remonte les murs pierre par pierre, ma fille-fleur qui se rit de Niestche. Je suis riche d’avoir vécu pour l’entendre. Mes cheveux tombent et l’atome ne résoudra rien. Une voie veineuse dissimulée au creux de l’épaule, j’avance, faisant de chaque jour une victoire, négociant âprement tous mes gestes, refusant au cancer toute chance de prendre le dessus. Ce n’est pas ma faute … Dans mon ventre, la déchirure me ronge jusqu’à la poitrine.

One day he’ll slip away 
  Cool water flowing all around 
  In the river and on the ground 
  Leave a pocketful of stones and not believe in other lives 

J’ai bientôt 50 ans. Je n’ai pas fait la paix avec le monde mais j’ai conclu une trêve avec moi-même. Un pacte de non-agression en somme. La maison n’est plus, emportée par une banqueroute qui n’était pas la sienne mais qui m’a appris que nous ne sommes que des fétus de paille aux illusions déraisonnables. Mon petit bout de femme au sourire rose-désert a pris son envol. Mon rôle de navire amiral est terminé et celui de port d’attache commence. Mes cheveux ont repoussé et mes cicatrices s’estompent.

Until then he’ll live in wonder 
  He won’t fight or comprehend 
  In his world he won’t go under 
  Turns without him until the end

Gilmour s’est tu, laissant sur le tapis un silence aux senteurs bienfaisantes. Dans mon ventre, plus de déchirure … juste le souvenir des bonheurs vécus et à vivre. Mais le bonheur ne prévient jamais quand il débarque … pas plus que quand il repart …